DE LA NÉCESSITÉ DE LIRE : LUCIEN AYISSI OU LE « CHASSEUR DE SORCIERS ».

ALBAN GUIMKENG

UNIVERSITÉ LOYOLA DU CONGO

 

À LUCIEN AYISSI, qui suscita en moi l’amour de la lecture, tant il en vantait les prouesses.

 

            La présente réflexion est une reprise augmentée de l’article « de la nécessité de lire », publié par le journal philosophique hebdomadaire Sophia de l’université Loyola du Congo le 24/10/22.

La raison de cette reprise est que, du fait des normes de publication du journal Sophia, l’intégralité de la réflexion que j’ai menée ne pouvait être publiée, faute de place. (Sophia limite ses articles à 500 mots)… pour m’y conformer, j’ai remis 500 mots à Sophia.  Il faut aussi signifier que l’article dans sa version  actuelle reste inachevé ; de nombreux éléments y seront ajoutés les prochains jours pour le rendre plus attrayant. Quoiqu’il en soit, J’ai décidé de publier le texte augmenté, en attendant d’autres ajouts que j’y apporterai très prochainement.

Est-il nécessaire de lire ? Une telle interrogation peut, dans une bien large mesure sembler à la fois triviale et simpliste. Mais c’est en elle que réside toute la pertinence de l’idée que j’entends défendre ici. L’acte de lire, est dans l’histoire et à bien des égards un acte on ne peut plus noble qui n’est guère réservé à une certaine élite comme on pourrait facilement être tenté de le croire, mais à toute personne animée d’un peu de volonté. Prendre du temps pour lire -je le concède volontiers- ne va pas de soi, tant du point de vue de cette volonté que du point de vue de la manière de lire. Qu’il me soit ici permis de considérer l’acte de lire comme un art ; un art, bien entendu qui a ses règles et ses méthodes, un art que certains aiment et que d’autres évitent, un art que beaucoup pratiquent sans jamais savoir comment bien s’y prendre. L’abondante littérature sur la nécessité et la manière de lire témoigne par ailleurs de ce versant artistique de la lecture, auquel j’accorde ma faveur.[1] La vocation première de tout texte écrit étant d’être lu, la compréhension devient dès lors et à n’en pas douter le concomitant le plus absolu de la lecture. En un mot, lire sans comprendre c’est précisément n’avoir pas lu. Le point de vue pédagogique dispose que : « le but de la lecture est de pouvoir entrer en communication avec autrui : savoir lire, c’est comprendre ce qu’un autre a écrit »[2]. On atteint ainsi à mes yeux le véritable cœur de toute littérature. Il n’est pas de domaine d’investigation à proprement parler qui n’ait pas sa propre littérature ; ce qui laisse entendre que la lecture est une affaire de tous les domaines et personne n’en est exempt. Il n’existe aucune excuse pour faire partie de la catégorie de ceux qui ne lisent pas car dans tous les domaines, il y a des écrits à lire, ou simplement des livres.

Un esprit qui ne lit pas demeure médiocre ; j’allais dire qu’il s’atrophie et meurt, pour reprendre cette expression chère à Charles Darwin. C’est précisément en raison de cet argument que la lecture a constitué et constitue encore le paradigme dominant de la quête des savoirs. Les plus cultivés et les plus informés sont ceux qui lisent le plus ; et bien entendu, les moins cultivés, ces Hommes à l’esprit maigre et famélique sont ceux qui lisent le moins, voire qui ne lisent pas du tout. L’acte de lire, je puis le dire, va toujours avec cortège assez considérable d’avantages (la lecture forme, elle informe, instruit, cultive, les esprits qui s’y adonnent. Elle ouvre l’esprit et élève l’âme, elle améliore nettement les capacités de compréhension et d’argumentation du pratiquant ainsi que son vocabulaire).  Le niveau d’expression d’un individu, son niveau de réflexion et de raisonnement sont pour une bien large part, tributaires de ce qu’il lit, et de la fréquence à laquelle il lit. Disons que celui qui lit régulièrement progresse plus rapidement que celui qui lit lentement. C’est précisément dans la lecture que l’héritage philosophique se déploie au fil des générations et se consolide.

Pour aller plus loin :

S’agit-il de lire tout ce qui nous tombe sous la main ? S’agit-il de lire n’importe quoi et n’importe comment ? La réponse va de soi, c’est non. Il y faut mettre de la discipline, de l’ordre  et de la rigueur. Voyons pour ce faire quelques considérations d’ordre méthodologique.

Lire en fonction de ses centres d’intérêt et d’investigation sera d’autant plus salutaire à l’individu qu’il en tirera profit. Cela lui évitera le désordre et la dispersion qui peuvent s’avérer très nuisibles et empêcher toute réelle possibilité de tirer quelque profit. Cette disposition ne refuse pas le droit de regard dans les domaines connexes ou autres, mais essaie juste d’établir un ordre de priorité sur les différents choix à opérer. Il serait en effet paradoxal qu’un étudiant en philosophie consacre plus de temps à lire des livres d’histoire. Et il serait aussi paradoxal qu’un étudiant en droit consacre l’essentiel de son temps à lire des livres de géographie. Pour ceux qui s’adonnent aux choses intellectuelles, il est toujours préférable de commencer par lire les grands classiques de son domaine avant de voir ailleurs, dans la perspective de la culture générale et de l’interdisciplinarité. C’est précisément le sens de ce qu’on appelle la recherche. La priorité accordée aux centres d’intérêt de chacun est très importante, ce d’autant que ces centres d’intérêt représentent les domaines dans lesquels les concernés seront le plus souvent appelés à s’illustrer.  La lecture a ceci de particulier qu’elle guide tout chercheur, de quelque ordre qu’il soit dans sa recherche. Un chercheur en l’occurrence qui ne lit pas et qui ne s’informe pas suffisamment ne trouvera -bien entendu- jamais rien. Bien plus, la lecture est une cure préventive contre certaines dérives scientifiques telles la répétition et le plagiat…j’insisterai un peu sur le plagiat.

Le plagiaire à proprement parler c’est celui qui, dans un travail rédigé, se contente de coller des morceaux de textes d’un ou de divers auteurs, sans daigner les mentionner ; ou plus simplement qui s’approprie l’idée ou les idées d’un ou plusieurs sans en aucun moment daigner le mentionner de manière convenable, se livrant ainsi à un simple travail de copiage et de collage. Or je perçois précisément cela comme le fruit de la paresse intellectuelle, résultant justement de l’incapacité à lire davantage. Un homme qui lit suffisamment ne se livre pas au plagiat (même si ce point de vue est discutable…je préfère miser ici sur la bonne foi de chacun). Le bon lecteur, c’est-à-dire le lecteur honnête élabore, formule ses propres idées à partir de ce qu’il a lu, à partir de celles des autres.

Il faut dire pour être réaliste que le plagiaire est en réalité, plutôt un lecteur de mauvaise foi, une sorte de malhonnête intellectuel qui ne rend guère service à la science. D’où il s’en suit que le lecteur doit être un homme honnête, lorsqu’il s’agit de restituer ce qu’il a lu et garder à l’esprit qu’on ne s’approprie pas la propriété intellectuelle de l’autre. On peut même dire que cette honnêteté est en réalité une éthique que tout lecteur doit observer. C’est l’idée, du moins que sous-tend cette mise en garde.

LUCIEN AYISSI ou  «le chasseur de sorciers »?

            En 2019, j’ai suivi à l’université de Yaoundé I, un cours du professeur Lucien Ayissi intitulé : « INITIATION À LA RECHERCHE » alors qu’il exerçait concomitamment comme Chef du Département de Philosophie de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Yaoundé I, Doyen de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de la même université et Coordonnateur de l’École Doctorale Sciences Humaines, Sociales et Éducatives.[3] Il était question justement dans ce cours d’être initié à la recherche, comme l’intitulé semble l’indiquer. En insistant sur la nécessité de lire considérablement dans le cadre de son travail de recherche, en vue de produire un travail de qualité, Lucien Ayissi insistait d’autant sur la nécessité de l’honnêteté intellectuelle que j’ai mentionnée un peu plus haut, même s’il ne déclinait pas son idée en ces termes. Pendant qu’il dispensait son cours, il aimait l’interrompre pour nous raconter une brève histoire sur la manière dont il avait déniché un plagiaire, tantôt parmi des étudiants à l’école normale, tantôt lors d’une soutenance à laquelle il participait comme examinateur ou comme président ou simplement membre du jury ; que ce soit des soutenances de Master II, de D.I.P.E.S II, ou encore des thèses de Doctorat. Dans le même sillage, Il nous a confié un jour pendant son cours qu’il avait eu à faire ajourner une soutenance à l’école normale, afin de mieux examiner le texte de l’étudiant sur qui pesaient des soupçons de plagiat.  À en juger par le ton qu’il utilisait pour s’exprimer sur ces questions de plagiat, on pouvait conclure qu’il n’avait aucun respect pour ceux qui se laissaient dompter par cette pathologie de l’esprit. Il était très régulier et constant dans sa manière de dédaigner les plagiaires et les multiples histoires qu’il racontait nous ont finalement amenés à le surnommer « le chasseur de sorciers », ou encore l’exorciste pour certains. Mon ami Tagne et moi l’appelions le chasseur de sorciers. Son cours d’initiation à la recherche avait lieu tous les lundis matins à partir de 08h dans une salle à l’étage qui pouvait contenir un peu plus de cent étudiants, et à partir de laquelle on pouvait le voir quitter son bureau quand l’heure du cours était proche. Tandis que nous l’apercevions quitter son bureau au département de philosophie, nous nous exclamions « voilà le chasseur de sorciers qui arrive »…je ne pense pas qu’il était au courant de cette petite dénomination que quelques-uns lui avaient attribuée et dont j’étais l’un des principaux tenants, sinon le plus fidèle dans l’appelation. C’est avec son sérieux habituel qu’il regagnait la salle de cours, un petit classeur en main, parfois accompagné d’un exemplaire de mémoire de Master dont il s’en servait pour illustrer certains points d’ordre méthodologique que nous abordions.

            Le secret de Lucien Ayissi ?

            Sans nul doute, le professeur Lucien Ayissi a fini par nous livrer quelques-uns de ses secrets. En plus de la grande curiosité intellectuelle à laquelle il nous invitait, et dont lui-même était visiblement l’incarnation, il nous livrait quelques signes avant-coureurs des éventuels  cas de plagiat du haut de son expertise et de ses multiples années d’expérience.

            L’une des choses, disait-il, lorsque je lis le travail d’un étudiant, c’est de prêter attention à son style et à sa manière d’écrire, pour voir s’il est constant dans son style. Il disait en effet que cela lui était arrivé à plusieurs reprises de lire un même texte, d’une même personne, et d’avoir l’impression que plusieurs personnes parlent dans ce même texte et que les différentes parties du texte n’ont guère été rédigées par la même personne, parce que certains paragraphes du texte étaient écrits dans un style très savant et soutenu, et subitement on passait de ce style savant et soutenu à un style approximativement acceptable, voire presque insipide, mièvre, ou encore médiocre. Il concluait qu’il s’agirait probablement d’un cas de plagiat, et il se mettait à fouiller pour y voir plus clair.

            De même, Lucien Ayissi faisait valoir entre autres, l’argument de sa culture philosophique ; dans ce sens il disait précisément qu’il lui arrivait en parcourant les textes des étudiants[4] de tomber sur des paragraphes développant des idées déjà fort connues de lui sans référence aucune à un auteur, et il lui suffisait simplement d’annexer à ces idées, leurs auteurs originaux ainsi que les titres des ouvrages, voire les pages d’où elles avaient été tirées malhonnêtement.

            Un jour, il nous a dit que dans le contexte scolaire, dénicher les plagiaires était une tâche relativement facile. Il disait par exemple que pour des étudiants de L1, leur niveau et leur culture philosophiques ne leur permettent pas encore de s’exprimer d’une certaine manière ; pour signifier que des écarts en matière d’honnêteté intellectuelle sont plus facilement repérables dans ces niveaux élémentaires. Pour le reste, il renouait énergiquement avec sa culture philosophique, comme pour signifier que tout se joue à ce  niveau, et il me semble que ce point de vue est soutenable, et pas seulement pour la philosophie.

            On peut conclure avec Lucien Ayissi que la culture est un instrument important pour l’authenticité en matière de recherche, et il en est ainsi pour tous les domaines. Jusqu’à ce jour, il ne fait l’ombre d’aucun doute que plusieurs cas de plagiat sont passés ou restés inaperçus, insoupçonnés juste parce qu’ils n’ont pas encore croisé l’œil et l’esprit experts. Le chasseur de sorciers, disons-le pour nous résumer sur ce point, avait donc pour mission d’exorciser la science de ses démons afin de la rendre plus digne et de restaurer par ce fait même la vérité tenue captive dans la supercherie.

                        Pour des recherches fiables et authentiques.     

Le progrès et la validité de la science se jouent aussi sur son authenticité ; et c’est la raison pour laquelle, tout texte, à prétention scientifique du moins, avant d’être reçu et accepté comme tel, doit passer entre les mains des experts.[5] Même, s’il faut encore reconnaitre que les experts ne voient pas et ne savent pas tout. La modernité a permis de mettre sur pied un dispositif logiciel qui permet de statuer sur l’authenticité des textes –dans une certaine mesure- avant de les recevoir comme investigations authentiques ; mais ce ne sont là que des dispositions faillibles. Les multiples revues sont en effet habituées à soumettre leurs textes à des comités de lecteurs avant de les accepter en dernière analyse comme textes publiables… et tout cela c’est pour déjouer la malhonnêteté des intelligences corrompues.

Revenons à Comeliau.

Quelques faux motifs pour ne pas lire : Le Jésuite Jean Comeliau dans son livre plus haut mentionné énumère trois faux motifs que les gens évoquent habituellement pour ne pas lire : pas le temps de lire, pas de lumière[6], pas de livres[7]. Il répond lui-même qu’en réalité, c’est un problème de manque de volonté : « quand on veut, on peut ».[8] Et à ces trois motifs, il faut ajouter et soutenir plus énergiquement qu’il y a aussi la paresse et le déficit criard d’organisation qui semblent avoir beaucoup plus de vent en poupe aujourd’hui.[9]

J’ajoute à titre personnel qu’il convient, pour être un bon lecteur, peu importe son domaine, de commencer par avoir la culture de la bibliothèque, c’est-à-dire avoir des dispositions qui nous poussent à une grande curiosité intellectuelle, qui nous pousse à son tour à chercher à découvrir ce qui se cache dans les livres. Ce qui se trouve dans les livres est en effet toujours caché, réservé à ceux qui osent fouler le paillasson de la bibliothèque.  Entre autres il faut aussi vaincre la procrastination et la phobie des gros livres car il est un nombre considérable de gens qui sont effrayés par les livres volumineux ; ceux que j’appelle les spécialistes des brochures et d’autres qui sont animés par un désir morbide de toujours renvoyer à une date ultérieure : ce livre je le lirai ce soir, je le lirai demain, et jamais ils ne le lisent.

Deux conseils pratiques.[10]

En 2015, à l’Université de Douala, le Professeur Malolo Dissakè dispensait un cours intitulé : logique et épistémologie, dans ce cours il était assisté par M Nlend (un doctorant en philosophie) qui nous disait sans cesse que le secret pour réussir dans les études de philosophie, c’est de lire au minimum 10 pages tous les jours. Ce projet nous semblait inatteignable,  et il était vu comme un slogan creux, plutôt que comme une véritable source de motivation. Plus loin, il poursuivait son idée en disant que le philosophe ne passe pas une journée sans avoir rédigé au moins une page. Un défi assez considérable qui, tout bien pesé, se situe dans la perspective de l’épanouissement de toute personne qui s’adonne aux lettres : lire au moins 10 pages tous les jours, et écrire au moins une page chaque jour.[11]

En guise de conclusion :

 Il s’est agi pour moi dans cette petite réflexion de présenter le bien-fondé de la lecture, de dégager les avantages y relatifs et d’inviter par là le lecteur à être un homme averti et outillé pour cette pratique à la fois exigeante et vitale pour le progrès de la science et des individus. Il s’est agi également de présenter les possibles dérives dues à un manque de curiosité intellectuelle et des conséquences qui en découlent. La lecture, je puis le dire entretient et fait grandir l’intelligence et la sagesse.

                                                                                   ALBAN GUIMKENG

                                                       KINSHASA, Le 25 octobre 2022.

 


[1] Voir à ce propos Jean Comeliau : Comment, pourquoi et que lire ? Leverville, 1949.

Et  Franz Weyergans Apprendre à lire. Paris, Ed Universitaires, 1961…

[2] Silvestre de SACY, Bien lire et aimer lire, Ed S.F. P.06.

[3] Une note Biographique sur son Blog nous donne ces éléments.

[4] En réalité il ne s’agissait guère seulement des étudiants mais de tout ce qui lui tombait sous la main comme texte.

[5] Plusieurs textes et travaux ont été invalidés dans l’histoire pour cas de plagiat. L’un des plus récents ayant secoué le monde c’est l’annulation de la thèse de doctorat d’un certain Arash Derambarsh, qui avait soutenu une thèse de droit à l’université de Paris-I Panthéon Sorbonne, et qui a été rattrapé par la loi. Sa thèse  a été invalidée et son diplôme de doctorat en droit retiré, tel que l’indique le journal le Monde dans l’actualité du 27 juillet 2020.

[6] Il convient de noter que ce deuxième argument est typiquement lié, non seulement au Congo de son temps (1949), mais bien plus encore à la localité de Leverville, actuelle Lusanga dans la province de Bandundu en RDC, qui n’avait pas d’électricité au moment où il élaborait cette réflexion. Le contexte aujourd’hui est différent et l’argument semble devenu obsolète.

[7] Jean Comeliau Op.cit. PP 12-19

[8] Ibid. P13.

[9] Je reviendrai plus profondément sur ces aspects quand j’ajouterai le contenu de ce texte comme je l’ai signifié plus haut.

[10] Ce n’est qu’une indication, une motivation. On peut trouver bien plus de conseils pratiques mais les deux qui sont mis en évidence dans ce paragraphe constituent à mes yeux une véritable source de motivation, un objectif, un défi à relever quotidiennement par ceux qui s’adonnent aux lettres.

[11] Je reviendrai plus méticuleusement sur la nécessité de mettre en œuvre ces conseils pour un plus grand progrès intellectuel. J’y reviendrai en mettant en avant la perspective de l’organisation et de la programmation.

 

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