Leadership et Capabilités à l’heure de  l’Afrique

ALBAN GUIMKENG (A.G).

Université Loyola du Congo.

L’Afrique dans son histoire a connu une gamme variée de propositions visant toutes à la faire sortir du sous-développement, pourtant le problème demeure jusqu’alors. Je tente dans ce texte, après avoir passé en revue certains moments forts de l’histoire, de proposer le modèle de leadership fondé sur les capabilités, c’est-à-dire un modèle fondé sur l’excellence et les compétences comme gages du développement de l’Afrique. Bien entendu, mon analyse s’abreuve à la mamelle nourricière des travaux des  principaux tenants de ce modèle. (Amartya Sen, Mumford, Zaccao, Katz, Fleishman, Ngoma BINDA…)

INTRODUCTION

L’Afrique dans son histoire a connu une véritable épreuve à la fois sanglante et troublante de de la domination dont elle porte encore aujourd’hui les marques. Soumise de force à l’impérialisme, elle a dû batailler de manière rude pour obtenir son indépendance. Depuis la période des indépendances jusqu’à maintenant, on observe une sorte de crise en Afrique qui s’étend dans les secteurs, gouvernemental, économique, éducationnel, politique et socio-politique pour ne citer que ceux-ci. Cette situation a dans l’histoire donné naissance à des nouvelles idées, tentant toutes de trouver une solution pour la valorisation et surtout le développement de l’Afrique. Ainsi, des courants comme la négritude, la renaissance Africaine, le panafricanisme… ont vu le jour qui essayaient tous de prôner le développement de l’Afrique dans une bien large mesure. Mais l’inventaire de l’impact de ces courants n’a guère permis à l’Afrique d’aller bien loin jusqu’à ce jour. En effet, l’économie des pays africains est restée fragile, les systèmes éducatifs en général continuent de montrer leurs faiblesses, la pauvreté se fait toujours très visible et par-delà tout, on assiste à des multiples instabilités politiques, occasionnées par des coups d’Etat qui ne cessent malheureusement de se multiplier, comme si à travers ces coups d’Etat répétés, les pays africains étaient en train de chercher « le bon leader », c’est-à-dire un homme doté de compétences, capable d’assurer la sécurité du peuple et de conduire son pays sur la voie de l’émergence. Face à tous ces problèmes, nous nous demandons si ce n’est pas en fait un déficit de gouvernance qui entretiendrait la mauvaise gestion des pays africains et expliquerait par ricochet le « retard » de l’Afrique comparée à d’autres continents. Ce déficit de gouvernance suppose-t-il une crise du leadership ? Considérons cette clarification d’un philosophe congolais : « Leadership et gouvernance représentent ainsi  deux notions jumelles. L’une ne va pas sans l’autre. Car sans un bon leadership, c’est-à-dire sans une bonne et juste vision, la gouvernance est aveugle. Inversement, sans une gouvernance efficace, c’est-à-dire sans dispositions et mécanismes adéquats, le leadership devient un leurre ».[1] Notre objectif dans le présent travail sera de partir des notions de « Leadership, capabilités et l’Afrique » pour montrer qu’un leadership fondé sur les capabilités serait en mesure, en raison de sa consistance et de sa structure, de participer de manière considérable au développement de l’Afrique, au sens où le gouvernant sera appelé à être un leader doté de « compétences » et capable de produire des résultats attendus et observables. Notamment, notre analyse s’abreuvera à la mamelle nourricière de la théorie de Mumford et Zaccaro… (Comme mentionné plus haut) qui appliquée au cas de l’Afrique peut constituer une porte de sortie de la médiocre situation gouvernementale dans laquelle se trouvent maints pays d’Afrique.

  1. Aperçu historique de l’Afrique en partant de quelques mouvements majeurs de l’histoire et quelques précisions.
  1. L’impérialisme et ses corollaires : l’absence de leadership ?

En abordant la question de l’impérialisme, nous voulons rendre compte d’une période sombre que l’Afrique a connue et dont nous ne pouvons nier l’impact sur la société africaine de manière générale. En effet l’impérialisme a été le dans l’histoire le moment de la déshumanisation de l’Afrique par les occidentaux. L’Afrique a perdu des milliers d’hommes dans cette pratique ainsi que des richesses considérables. Son patrimoine culturel a été décimé à dessein en vue d’asseoir l’hégémonie occidentale. Et tout a été mis en place pour maintenir l’Afrique dans une situation de dépendance continuelle et d’incapacité à s’autodéterminer. L’impérialisme, cette idéologie au service de l’occident, a malheureusement eu -et je trouve cela dommage- le soutien de philosophes occidentaux à l’instar d’Hegel qui a contribué à distiller une littérature négative sur l’Afrique. Le moment de l’impérialisme comme nous le disions fut ce moment sombre de l’histoire de l’Afrique mais il est aussi la cause qui justifie historiquement l’existence de courants comme le panafricanisme, la négritude, la renaissance africaine, l’afrocentrisme, l’authenticité africaine[2] qui ont tous à mon sens quelque chose à voir avec le leadership et qui ont joué un rôle majeur dans la « décolonisation » et dans la sensibilisation pour l’urgence de se mettre à l’œuvre en vue de bâtir l’Afrique. S’il faut lire cette situation dans la perspective du leadership, on concèdera que la période de l’impérialisme a été la période de l’Afrique durant laquelle les leaders africains se sont fait dompter, période où le genre de « leadership » local qui avait cours n’a pas été assez fort pour s’opposer à la menace de l’envahisseur étranger. Disons que durant la période des impérialismes, l’Afrique avait des leaders faibles dont les actions n’ont guère été capables de contrer la menace montante. Peut-on supposer que ceux d’aujourd’hui sont forts et compétents et qu’ils ont vaincu ces nébuleuses d’antan ? C’est là une toute autre question que nous ne traiterons malheureusement pas dans le cadre de ce travail. Mais notons que c’est le désir de libération des africains qui a historiquement donné naissance à ce que le Jésuite camerounais Ludovic Lado qualifie comme étant « les principales idéologies politico-culturelles de l’Afrique » tout en se posant ces questions qui vont nous servir de guide dans cette première partie de notre travail qui consiste à déblayer le chemin à parcourir : « la culture africaine est-elle un atout ou un obstacle à son développement ? Quelles sont les politiques culturelles les plus adaptées à la situation de l’Afrique aujourd’hui ? Quelle peut être la place de la culture dans l’exercice et la promotion du leadership en Afrique aujourd’hui ? »[3] La réponse à cette question se trouve-t-elle peut-être dans la section suivante ? Quoiqu’il en soit, nous mentionnerons juste le panafricanisme en vue de mettre en valeur son rôle historique et la vision du leadership dont il est chargé.

  • Le moment du panafricanisme

Le moment du panafricanisme comme nous allons le voir ici a été un moment fort considérable qui a participé à l’éveil de la conscience des africains au milieu et au soir du deuxième millénaire. Ce fut un moment de grande motivation pour les Africains qui voulaient développer leur continent et se libérer de la domination occidentale. Ludovic Lado nous décrit d’une manière fort éclairante sa portée

Ils se réunissaient pour discuter des problèmes auxquels était confrontée l’Afrique suite à l’esclavage et à la colonisation, et explorer ensemble des voies d’émancipation (…) d’un côté  il y’avait ceux qui s’évertuaient par leurs écrits à récuser l’infériorité de la race noire en réfutant les théories racistes de la suprématie de la race blanche. Ils plaidaient alors pour l’égalité des races et pour l’humanité intégrale des noirs. De l’autre côté, d’autres non seulement réfutaient le racisme mais aussi affirmaient l’antériorité des civilisations nègres avec pour référence l’Egypte antique[4]

Ainsi peut-on aisément se rendre compte que le panafricanisme dès ses débuts était déjà tourné vers la question de l’émancipation de l’Afrique, cette même question qui est encore d’actualité et à laquelle est confrontée cette génération. Nous ne passerons pas sans monter comment et de quelle manière le panafricanisme est chargé d’une vision du leadership et comment il a d’ailleurs en son temps inspiré des leaders comme Nkrumah, alors président du Ghana et Thabo Mbeki président de l’Afrique du Sud, qui a pour sa part, beaucoup insisté sur la renaissance africaine, d’autant qu’il est admis que la renaissance africaine telle que vue par lui reprend largement les idéaux du panafricanisme. Disons que le panafricanisme depuis ses débuts vise le développement de l’Afrique et l’unité des noirs où qu’ils soient en vue de la renaissance du continent[5]. C’est clairement là une vision historique du leadership et qui est encore à l’œuvre dans la vision actuelle du panafricanisme.

  • L’éternelle problématique du développement : l’Afrique au banc des accusés ?

Les théories et les approches sur le développement de l’Afrique sont multiples, mais il est très difficile de rencontrer une de ces théories qui ne prenne pas en compte dans son déploiement des éléments du passé colonial que l’Afrique a connu. Ludovic Lado  dans son approche compare l’Afrique à un malade au chevet duquel les médecins de tous les ordres se succèdent, pourtant le problème reste irrésolu, les diverses solutions proposées échouant les unes après les autres[6]. En relation avec les interrogations que nous avons soulevées au terme de la première section de ce travail, on s’aperçoit chez certains auteurs que l’Afrique est tenue pour responsable de son sous-développement. Nous nous limiterons ici au seul exemple d’Axelle Kabou, avec son investigation dans « Et si l’Afrique refusait le développement », qui constitue à mes yeux une légèreté à la mémoire de l’histoire, tant ses arguments et son pessimisme arborent le manteau de la fragilité. Elle tente (en vain) de disculper les facteurs exogènes, déjà très largement débattus des causes du sous-développement de l’Afrique : « les Africains, nous l’avons dit, se représentent généralement leur sous-développement comme le produit des manigances et de la malveillance de puissances extérieures déterminées à les maintenir dans un état de sujétion depuis quatre siècles »[7], c’est précisément l’argument qu’elle entend récuser mais je n’accorde guère ma faveur à cet argument. Les récentes agitations politiques au Mali, au Burkina, au Tchad semblent corroborer une fois de plus et comme la plupart du temps, l’implication et l’ingérence de puissances étrangères, la France notamment dans les affaires politiques de l’Afrique ; toute chose qui corrobore la présence effective et continuelle des puissances extérieure que Kabou essaie de blanchir. Il est tout à fait réaliste de concéder que les cultures ont des points faibles et des zones d’ombre, mais nier l’impact négatif de la domination occidentale sur l’Afrique m’apparait comme étant l’expression de la mauvaise foi d’Axelle kabou. L’approche du leadership par compétence est-elle susceptible de constituer un tremplin pour l’Afrique dans sa quête du développement ? C’est ce que nous allons tenter de montrer dans les lignes suivantes.

  • Le duo Leadership et gouvernance

Bien qu’il soit admis que la notion de leadership est absolument distincte de celle de gouvernance, il est en même temps admis comme nous l’avons mentionné dès l’introduction que le leadership et la gouvernance ne vont pas l’un sans l’autre, mieux, ce sont « deux notions jumelles »[8]. Cette proximité est d’autant plus importante que les deux notions partagent des critères communs :

Un élément fondamental et commun à la gouvernance et au leadership est l’efficacité, mieux, l’efficience de la mise en œuvre des moyens en vue d’atteindre un but. Ce critère commun au leadership et à la gouvernance qu’est l’efficience traduit aussi l’importance de la dimension économique dans la gouvernance et le leadership, pour autant que l’économie se rapporte à l’optimisation des ressources rares, en vue de répondre aux besoins parfois, sinon toujours illimitées des hommes[9]

Conformément à l’idée que nous défendons dans cette section, la question de l’efficacité est nettement mise en évidence dans l’approche de François PAZISNEWENDE Kabore telle qu’il dit l’avoir héritée de Sen. En fait, le modèle de gouvernant dont l’Afrique a besoin pour prendre son envol c’est un modèle basé sur les compétences, pratiqué par des personnes efficaces, capables d’impulser une dynamique considérable de gouvernance arrimée sur les standards mondiaux et capable de gérer de manière efficace les ressources du pays en vue d’une transformation intégrale du milieu et des individus qui le constituent.

Cette idée est de fait très proche de celle qu’on retrouve dans le modèle de Leadership proposé par MUMFORD, ZACCARO et al. Eux aussi proposent la notion de ‘‘Capabilité’’, et entendent en la proposant que le leader doit disposer de certaines potentialités, notamment, la capacité d’apporter les solutions aux problèmes qui se posent dans son milieu. Il doit être un Homme de vision et  capable de faire preuve de collaboration, tout cela en vue d’obtenir de « bons résultats ».  Ce modèle de leadership me semble être fort susceptible de pouvoir apporter des solutions  aux problèmes actuels de l’Afrique.

  1. Du Leadership fondé sur les capabilités comme solution pour la bonne gouvernance et du développement de l’Afrique
  1. Capabilité, liberté et développement

                Nous voulons montrer que la notion de ‘‘Capabilité’’ telle que développée par Amartya Kumar Sen, a de manière substantielle quelque chose à voir avec le développement. De fait, la juxtaposition des notions « capabilité, liberté et développement » va de soi lorsqu’on lit la pensée de Sen sur ces questions. Sa pensée est en effet l’une des pensées les plus exploitées allant dans ce sens eu égard au nombre d’articles publiés qui approuvent ce qu’il dit et eu égard aussi à l’adoption par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) de sa notion d’Indice de Développement Humain (IDH)[10].

                Pour Sen la question de la liberté est une question on ne peut plus fondamentale et elle est garantie par la capabilité de sorte que lorsqu’on dit capabilité, on entrevoit en même temps la notion de l’autodétermination au sens de l’art d’inservitude de Ka Mana. En fait la question de l’autodétermination qui est au centre de « l’art d’inservitude » et au centre du « leadership éthique » est la même que nous retrouvons dans cette approche de la notion de « capabilité ». Les auteurs qui développent ces notions s’accordent au moins sur le fait que le développement est mu par une volonté d’autodétermination ; deux parmi les trois sont africains ( du moins ceux que nous avons consulté), ce qui nous conforte davantage dans cette idée que l’Afrique dans sa quête du développement a besoin de liberté, et besoin de s’autodéterminer comme nous allons d’ailleurs le montrer dans la prochaine section. La notion de bonne gouvernance dans une bien large mesure peut donc être tributaire de capabilités. Considérons cette réflexion de François PAZISNEWENDE Kabore qui met de la lumière sur cette idée que nous venons de développer : « En effet selon Amartya Sen, la ‘‘capabilité’’ désigne la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les biens qu’ils jugent estimables et de les atteindre effectivement. Appliquée donc à la gouvernance étatique, la capabilité désigne la possibilité pour un Etat-Nation d’opérer des choix en vue du développement et de l’épanouissement de son peuple »[11]

  • Capabilité, gouvernance et autodétermination : le cas de l’Afrique

La notion de capabilité comme nous l’avons déjà signifié plus haut est inéluctablement associée à la question de l’autodétermination et ce n’est pas un hasard qui nous conduit à la remettre ici. En fait nous l’avons employée plus haut en rapport avec la question du développement ; nous allons l’employer ici au sens de François PAZISNEWENDE Kabore en rapport avec la notion de gouvernance.

Il développe cette notion ici de manière plus évocatrice en montrant que la gouvernance suppose aussi la capacité de l’autodétermination comme il le laisse très clairement voir le titre de sa conclusion, assez pertinent ici : « Gouverner c’est avoir la capabilité de s’autodéterminer »[12]  si gouverner c’est avoir la capabilité de s’autodéterminer, alors il s’en suit que les leaders africains doivent diriger leurs pays dans une logique de l’autodétermination, ce qui est dans la réalité loin d’être le cas :« Pour autant que gouverner c’est s’autodéterminer, la bonne gouvernance requiert la capabilité de gérer par soi-même les moyens de sa propre politique, toute chose qui suggère beaucoup de prudence quant à la pertinence du financement du développement et de la gouvernance par l’aide publique étrangère »[13]

  • L’approche du leadership par compétence pour l’Afrique

Nous voulons montrer ici que l’approche par compétences telle que développée par MUMFORD et al reste une approche qui reçoit ses lettres de noblesse d’un nombre considérable de gens, étant donné la centralité des compétences.[14]En considérant un changement de paradigme qui s’est progressivement opéré au sein de la notion même de leadership, avec notamment la parution en 1955 de l’article de Katz traitant et insistant sur la notion de « compétences »[15], L’idée qui va guider les recherches à partir de là et que nous proposons pour qu’elle soit jointe à la question de la gouvernance en Afrique est mieux exprimée si nous considérons ce point :

« Katz considérait le leadership comme un atout pour le développement des compétences au sein de l’organisation. A cette même période, les chercheurs s’intéressaient aux traits de personnalité du leader. Dans les années 1900, les recherches se sont penchées à la question des compétences et grâce à des études empiriques compréhensives, a été développée l’idée qui stipule que l’efficacité du leadership dépend des capacités du leader à résoudre les problèmes organisationnels complexes (Mumford, Zaccaro, Harding, Jacobs et Fleishman »[16]

Cette approche par compétence semble être une approche qui convient pour un nombre important de structures et d’organisations mais nous la recommandons particulièrement comme un modèle susceptible de relever le niveau de la gouvernance parce que la gouvernance exige d’être assurée par des personnes compétentes, elle exige d’être assurée par des personnes qui sachent produire des résultats attendus. Pour aller plus loin dans cette optique, Katz dresse une liste de trois « compétences personnelles » fondamentales, indispensables au leader que nous recommandons en même temps à nos leaders pour la bonne gouvernance de l’Afrique. Il s’agit de :

*Compétences techniques : elles exigent une connaissance et une expérience dans un domaine donné qui permettent au leader de pouvoir produire des biens et services.

*Compétences humaines : elles incluent la capacité pour le leader de travailler avec les autres, de collaborer avec les personnes autour, parce qu’un leader ne peut pas tout faire seul ; il est celui qui définit la direction à suivre, or s’il lui manque la capacité de travailler avec les autres, il sera en difficulté.

Dans le contexte africain particulier qui connait l’expérience de la division et où le repli identitaire atteint son paroxysme, une des taches considérables des leaders est justement de posséder ces compétences humaines en vue de pouvoir faire chemin avec un peuple constitué de gens naturellement et ontologiquement différents. C’est d’ailleurs un des grands défis de l’Afrique comme le souligne Kä Mana au passage ; il parle de cela en utilisant l’expression « pesanteurs tribales »[17] et il décrit ces pesanteurs tribales comme étant « une maladie politique qui gangrène le tissu social national et fragilise toutes nos capacités à construire un destin communautaire susceptible de nous conduire à la concrétisation des ambitions que nous caressons face à notre avenir »[18] ceci n’est pas seulement un défi pour les leaders mais bien plus pour tout africain soucieux de la cohésion sociale et de l’évolution de l’Afrique parce que cela ne fait plus l’ombre d’aucun doute, les pesanteurs tribales sont un véritable obstacle pour la bonne gouvernance en Afrique. Et si le parti pris pour lequel opte le leader par rapport au peuple porte en lui les germes de la division, l’Etat passera plus de temps à résoudre les casses des conflits tribaux qu’à se projeter dans l’avenir.

*Les compétences conceptuelles : elles signifient la capacité de pouvoir travailler avec les idées et les concepts. Ce sont ces idées qui permettent au leader d’avoir une vision sur ce qu’il entend faire. Bien entendu ces idées se nourrissent des réalités qu’il connait de la structure dont il a la charge. Pour le cas de l’Afrique, ces compétences doivent permettre au leader de trouver des solutions idoines pour sortir de la mauvaise gouvernance à laquelle nous faisons face en Afrique. A la suite de Katz, Mumford, Zaccaro, Harding, Jacobs et Fleishman (2000)[19] proposent aussi un trio de compétences « comme facteurs de succès et de performances ». Ce trio, tout comme le précédent dont nous venons de parler est tout aussi important pour le leadership en Afrique et capable d’impulser les leaders africains dans une dynamique plus transformative et plus à même de répondre aux critères de la bonne gouvernance.

*La compétence de la résolution des problèmes : avec une dénomination assez évocatrice, cette compétence est justement celle de la résolution des problèmes, « problem solvilg skills »[20] les auteurs entendent par-là la « capacité pour le leader de résoudre des problèmes nouveaux et inhabituels. Cette compétence inclut la capacité à définir et à déterminer les problèmes significatifs et à générer l’action pour résoudre les problèmes »[21]. L’objectif ainsi décliné laisse voir à quel point l’Afrique pourrait tirer profit de l’application d’un tel modèle.

*La compétence du jugement social ou « social judjment skills » : en fait c’est dans une certaine mesure la reprise des « compétences humaines » proposées par Katz comme nous l’avons vu un peu plus haut. Elle renvoie à la capacité de pouvoir travailler avec d’autres personnes au sein de la société en vue des objectifs à atteindre et en vue de résoudre les problèmes qui se posent, notamment la mauvaise gouvernance, mauvaise gestion des ressources disponibles. La capacité de travailler avec les autres est de fait un atout. Un leader n’est pas celui qui fait les choses seul ; même les plus grands dictateurs dans l’histoire ont toujours eu ce souci de travailler avec les autres -nous ne voulons pas faire ici une apologie du despotisme ou de la tyrannie, encore moins du totalitarisme- ; combien plus cela pourrait se montrer important dans le contexte de l’Afrique.

* La connaissance : elle renvoie « à un processus d’accumulation et de traitement de l’information »[22] de fait, la connaissance ici renvoie à tout un travail de réflexion au sujet des problèmes identifiés en vue d’implanter véritablement les solutions entrevues de manière à ce qu’elles s’imbriquent dans l’action.

4- Leadership et excellence en politique vus par Ngoma BINDA.

C’est dans une approche tout à fait circonspecte eu égard à la rigueur y relative que le professeur Ngoma BINDA aborde ce trio de concepts dont nous sommes déjà familiers des éléments : leadership, excellence, politique.  Sa vision du leadership, en tant qu’elle s’adresse au pouvoir politique en Afrique, a de manière substantielle quelque chose à voir avec la gouvernance. Cette réflexion dont je présente les axes majeurs ici fut proposée en 2006 à l’occasion des journées scientifiques organisées par la faculté de philosophie Saint Pierre Canisius. Seize ans plus tard, le débat est encore d’une actualité indéniable. L’auteur y met l’accent sur la notion de l’excellence.  

En reconnaissant l’extrême variété des modèles et des styles de leadership existants ainsi que les différents domaines d’application[23], il propose à l’Afrique un leadership fondé sur l’excellence, ou du moins la perpétuelle recherche de celle-ci.  De manière générale, il définit le leadership comme « Capacité et habileté à gouverner, à diriger, conduire les personnes les entreprises, les sociétés, vers la réalisation des objectifs et aspirations que les gens se fixent ou se donnent ».[24] C’est en se fondant sur ce que je pourrais appeler ici une disposition anthropologique comme point de départ que le Professeur Ngoma BINDA va bâtir sa théorie (si tant est que c’est une théorie) du leadership d’excellence. Comme principe fondateur, il dispose ceci :

 C’est une aspiration fondamentale et légitime, pour les humains, de vouloir un leadership efficace. Sur le plan politique du gouvernement des sociétés et des personnes, il est intuitivement attendu que la société soit gérée, gouvernée, dirigée de la manière la plus correcte et la plus efficace possible. Le degré le plus élevé de la qualité de leadership désirable et accessible est celui qu’il est logiquement correct de considérer comme un leadership d’excellence (…) Sur le plan politique, le leadership d’excellence peut être compris comme celui qui, à la fois se fonde sur les vertus humaines, intellectuelles, politiques, sociales, morales de qualité supérieure, de très haute qualité et qui s’exerce pour le plus grand bien de la société et de chacun de ses citoyens (…) et le plus grand bien signifie le bonheur qu’une personne ou une société peut se procurer d’une situation, une action, ou un comportement donné. Le bonheur se spécifie par la vie heureuse découlant de la satisfaction maximale des besoins de la personne et/ou de la société parmi lesquels figurent la jouissance effective de la paix, de la liberté, de la reconnaissance, de la justice, de la dignité ainsi que des droits de se trouver à l’abri de la misère, de la faim, de la situation de sans-logis, bref de la pauvreté.[25]

Il m’apparait donc à ce titre que le leadership d’excellence de Ngoma BINDA ne saurait se ramener à un vase clos. Il fait appel, comme on peut le voir à maints éléments qui se situent très nettement dans la perspective de la transformation et du développement de l’Afrique. C’est aussi à ce niveau que la jonction ou la coïncidence semble se réaliser avec le modèle de leadership transformationnel. Ne pas perdre de vue que l’accent est ici mis sur les individus et la société en tant que deux entités majeures dont la première est supposée transformer la deuxième. Ce choix et cette orientation du leadership de l’excellence nous semblent tout à fait plus compréhensibles quand on considère le regard de notre auteur  sur le paysage politique qui prévalait au moment où il menait cette réflexion et qui n’a pas changé par rapport à maintenant :

 l’Afrique a connu et ne connait que des dirigeants politiques qui ont une visée machiavélique d’enrichissement personnel, ainsi qu’une gestion irrationnelle calamiteuse  (…) parvenu au pouvoir par des moyens de violence, pour des visées prédatrices, le dirigeant dépourvu en outre de toute éducation morale et intellectuelle développe logiquement des désirs et mécanismes d’éternité sur le fauteuil du pouvoir.[26]

C’est finalement la raison pour laquelle ce fameux leadership de l’excellence prend en compte la question de l’éducation, dans laquelle notamment, il est question d’éduquer le futur leader à la vertu, à la sagesse, à l’éthique, à la promotion de l’excellence. Ngoma BINDA  a ceci de particulier que son approche du leadership ne veut guère se soustraire de la logique des actions concrètes à entrevoir. Un leader dans sa manière de voir les choses n’est pas seulement un leader, mais bien plus un modèle qui doit servir d’exemple, inspirer les autres et inspirer leurs actions. C’est la raison pour laquelle il se montre très exigent et méticuleux sur le genre de leader dont l’Afrique a besoin comme il le dit assez clairement :

 Il  a nécessité urgente d’engendrer et de faire accéder au pouvoir des personnes de très haute valeur, dotées de vertus les plus élevées : les vertus intellectuelles de hautes qualifications et de compétence professionnelle, les vertus morales d’honnêteté, d’intégrité et de pureté ; les vertus sociales de sociabilité et  de compassion pour le peuple ; les vertus politiques de détermination, de patriotisme et de courage politique sensé. Toutes ces vertus ont d’un homme politique une personne sage.[27]

  1. A l’épreuve de la critique : Pour aller plus loin.
  1. LE FCFA et le leadership ?

Malheureusement, l’usage du FCFA comme monnaie dans les pays africains qui l’utilisent n’a pas historiquement été l’objet d’un choix libre et délibéré de la part de ces pays. Je tente de montrer ici que cette question du FCFA, dont certains spécialistes estiment qu’elle alimente les fantasmes, bien qu’étant une question économique, est très étroitement liée au leadership dans la mesure où elle engage des Etats, des individus et des institutions, et qu’elle en appelle à des relations, interétatiques, interindividuelles et interinstitutionnelles. Si je m’en tiens à l’idée de François Kaboré, déjà mentionnée plus haut à savoir que « la bonne gouvernance requiert la capabilité de gérer par soi-même les moyens de sa propre politique », il se trouve que les pays africains utilisateurs du FCFA sont loins du compte, parce qu’ils adhèrent à une politique qui n’est guère la leur, et dont ils n’en définissent guère les termes. Une politique, disons-le, qui ne vise même pas la sauvegarde de leurs intérêts, même si c’est en substance ce qu’on essaie (en vain) de nous faire croire.

 Le FCFA à proprement parler c’est l’expression et la continuelle manifestation du paternalisme Français en Afrique. Point besoin d’être un spécialiste des questions économiques et monétaires pour réaliser que c’est une politique de la spoliation. De ce même point de vue, c’est concomitamment un déficit de leadership à travers l’histoire qui entretient et nourrit la ténacité du FCFA. En considérant la question de l’autodétermination que j’ai évoquée à maints endroits de ce texte, on peut aussi se rendre compte que le FCFA constitue justement la preuve que nos leaders sont fort limités dans leurs actions, d’autant qu’ils continuent d’utiliser une monnaie qu’ils n’ont jamais choisie. Il suffit d’être un individu doué d’un peu de bon sens pour parvenir à cette conclusion d’un paternalisme monétaire que les Rois de France entretiennent depuis bien des années déjà et dont ils ne songent guère y renoncer. 15 pays africains, c’est-à-dire 15 leaders en réalité continuent de jouer le pantin au lieu d’adopter l’art d’inservitude,  et de devenir eux-mêmes les créateurs d’avenir.  

  • L’approche du leadership pour le développement de l’Afrique : une solution de trop ?

Au regard de la médiocre situation de gouvernance qui prévaut en Afrique depuis des lustres, nombre considérable de solutions allant de la philosophie à la psychologie en passant par les diverses sciences ont été envisagées en vain pour sortir l’Afrique du sous-développement. Depuis une certaine période -pas très éloignée- la question du leadership semble avoir été mise sur la table comme expliquant le retard de l’Afrique, un avis -semble-t-il- partagé par un grand nombre d’auteurs même si d’autres auteurs comme le professeur PAULIN MANWELO estiment que le déficit de leadership n’est pas du tout le problème majeur qui justifie la situation de l’Afrique. Considérons son propos :

  Il y’a fort à parier qu’en Afrique, le plus grand problème qui se pose n’est pas celui du leadership, mais plutôt celui de la bonne gouvernance. En effet, les constitutions des Etats africains regorgent d’excellentes visions de société. Mais là où le bat blesse, c’est au niveau de la gouvernance ; c’est-à-dire la prise au sérieux des dispositions et mécanismes pratiques devant permettre la réalisation de ce que renferment les lois fondamentales [28]

Cette solution que nous avons  proposée en mettant l’accent sur l’approche par compétence serait-elle une solution de trop ? Nous n’allons pas répondre par l’affirmative. Disons simplement que c’est une solution de plus parce qu’elle apporte de nouveaux éléments de compréhension sur un problème qui dure depuis très longtemps, et auquel de multiples éléments de compréhension se sont ajoutés.  En Effet, Kä Mana considère cette pléthore de solutions comme un paradoxe lorsqu’il fait savoir que les solutions sur « le problème de l’Afrique » sont très nombreuses, pourtant le problème persiste. Même s’il faut concéder que cela relève en effet d’un Paradoxe,  Kä Mana est lui-même tombé dans ce paradoxe puisqu’après avoir fait ce constat, il n’a pas cessé de proposer des solutions ajoutées à celles qui existaient déjà, au sens même où il nous semble que sa philosophie s’apparente à une philosophie de la solution, et cela est tout à fait légitime ; c’est le devoir du philosophe d’être celui qui éveille la conscience collective de son temps pour ne pas passer à côté des grands enjeux de ce temps.

  • Quel mérite concéder ?

Cette approche que nous avons adoptée a le mérite de nous avoir donné d’explorer de nouveaux éléments de réponse pour le problème qui se pose en Afrique. La notion de capabilité que nous avons mise en avant peut aider non seulement à relever le défi de la gouvernance en Afrique, mais elle peut constituer un guide pour chaque africain dans sa singularité et pour l’éclosion de ses projets personnels, pour la gestion de bien des entreprises ou simplement des institutions sociales dont nous avons le devoir d’en assurer la croissance et la pérennité.

  • En guise de Conclusion

Au terme de cette analyse, il s’est agi pour nous de voir dans quelle mesure la notion de capabilité pouvait être utile aux leaders africains pour apporter une solution à la crise de la gouvernance qui prévaut en Afrique depuis des lustres. Nous avons pris appui sur la notion de capabilité telle que développée par Amartya Sen et telle que développée par Zaccaro et ses amis. Nous nous sommes aussi appuyé sur le leadership d’excellence de Ngoma BINDA, véritable joyau et gage du développement de l’Afrique. Il ressort que l’Afrique peut imiter le modèle d’autodétermination contenu dans la notion de capabilité. Nous avons aussi montré que l’approche par compétence qui prévaut dans ce sens serait un atout pour relever le niveau de gouvernance en Afrique et l’impulser véritablement dans une logique du développement durable. Tout bien considéré, nous pouvons conclure ceci avec Ngoma BINDA : « un leader politique excellent est une personne, homme ou femme, dotée de qualités intellectuelles et vêtue de grandes vertus morales »[29], toute chose qui précise qu’il n’y a pas de cloison étanche entre l’excellence, le leadership, la politique et la vertu.

                                                                            ALBAN GUIMKENG (A.G).

                                                                              KINSHASA, Le 09 Février 2023.


[1]Paulin MANWELO S.J  « Leadership et gouvernance, typologie et enjeux pour l’Afrique » in la réponse au déficit du leadership et de la gouvernance en Afrique, Ed. Du Cepas, Kinshasa, 2018, p73.

[2] Ces courants représentent ce que Ludovic Lado appelle les « principales idéologies politico-culturelles de l’Afrique » dans les périodes coloniale et post-coloniale. In la réponse au déficit du leadership et de la gouvernance en Afrique, Ed. Du CEPAS, Kinshasa, 2018, p 95-101.

[3] Ludovic LADO Op.cit 94.

[4]Ludovic LADO Op.cit. p 96. Il explicite ainsi les actions des élites noires de ce temps, notament : Georges Padmore, Jomo Kenyatta, Imanuel Geiss…

[5] Ibidem.

[6] Ludovic LADO Op.cit. p 102.

[7] Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement. Paris, L’Harmattan, 1991, P20.

[8] Conformément à l’article du Professeur MANWELO : « leadership et gouvernance, typologie et enjeux pour l’Afrique » (Voir P 73)

[9] François PAZISNEWENDE Kabore « déterminants économiques de la gouvernance : une approche par les ‘’capabilités’’ ». In la réponse au déficit du leadership et de la gouvernance en Afrique, Ed. Du Cepas, Kinshasa, 2018, p 114.

[10] Il est en effet l’auteur de l’IDH adopté par le programme des nations unies pour le développement (PNUD)

[11] François PAZISNEWENDE Kabore « déterminants économiques de la gouvernance : une approche par les ‘’capabilités’’ » Op.cit. P115.

[12] François PAZISNEWENDE Kabore Op.cit. P123.

[13] Ibid. P123.

[14]https://www.agrh.fr/assets/actes/2010naffakhi.pdf » pour l’article suivant : « le processus de leadership dans les équipes entrepreneuriales : les leviers d’influence sur le processus de prise de décision », 2010.  Article rédigé par Haifa NAFFAKHI Enseignant-Chercheur à l’université de Normandie. (PDF)

[15]  Ibid. P 06.

[16] Haifa NAFFAKHI Op.cit. P 06.

[17]  Kä Mana Op.cit. P91.

[18] Ibidem.

[19] Haifa NAFFAKHI Op.cit. P 06.

[20] Selon l’article de NAFFAKHI que nous exploitons dans le cadre de ce travail

[21] Haifa NAFFAKHI Op.cit. P 06.

[22] Ibid. P 07.

[23] Ngoma BINDA,  « Leadership et pouvoir politique en Afrique », in LA PROMOTION D’UN LEADERSHIP DE QUALITE EN AFRIQUE A L’AUNE DU MODELE JESUITE, Kimwenza, Ed. Loyola, 2006, P122.

[24] Ngoma BINDA,  Op.cit. P122.

[25] Ngoma BINDA,  Op.cit. P123.

[26] Ngoma BINDA,  Op.cit. P128.

[27] Ibidem.

[28] Paulin MANWELO S.J  « leadership et gouvernance, typologie et enjeux pour l’Afrique ». In la réponse au déficit du leadership et de la gouvernance en Afrique, Ed. Du Cepas, Kinshasa, 2018, p73.

[29] Ngoma BINDA,  Op.cit. P131.

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